Translation Gaspar Palenicek

 
 
La « Préhistoire de la spiritualisation » d’après Ivan Pinkava
 

Ivan Pinkava est fidèle aux procédés photographiques classiques, il n’utilise pas de photographie digitale. Manifestement, cette fidélité aux processus traditionnels lors de la naissance de l’objet visuel – un objet visuel qui confère un rôle essentiel à la « matière » (dans le sens de la causa materialis aristotelicienne dans sa relation à la causa formalis en tant que moment ontologique essentiel de tout étant naturel, et par extension de tout étant artificiel/artistique) – découle non seulement d’une conception traditionnelle du lien entre procédé technique et aboutissement esthétique, dans l’esprit d’un art en tant qu’ars mechanica, mais aussi des positions « anti-postmodernes » de l’auteur, pour qui un résultat basé sur un procédé digital serait compromis par le principe de démultiplication que ce dernier implique génétiquement. Les photographies de Pinkava conservent – et c’est là leur trait fondamental – cette « qualité anthropologique originaire »[1], cet aura d’unicité dont la perte signalise, selon Walter Benjamin, la fin de l’œuvre d’art dans son sens épiphanique. Et celui-ci représente bien leur caractère substantiel : l’image qui s’offre au regard est une révélation soudaine, une épiphanie qui change l’acte de voir en perception du sens intime de la chose vue.

Cette nature épiphanique des photographies de Pinkava (leur force, leur pouvoir de révélation) se manifeste de deux manières. La première se caractérise par un esseulement de l’image et un goût pour un caractère intime, vaguement clair-obscur de l’instant présent, d’autant plus harmonieux et profond qu’il dévoile le monde, limpidement, dans une gamme de lumière pure et métaphysique. L’isolation de l’être ou de l’objet photographié trouve sa justification esthétique dans la conception même de cette photographie, qui renoue avec les portraits peints à la Renaissance où l’objet représenté ressort dans sa plasticité d’une surface conçue comme un néant dénué de signes ; cependant, ce concept esthétique renvoie ici à un contenu existentiel ; dans sa solitude, la corporalité clair-obscur qui ressort de ce néant gris-argenté exprime aussi un moment éthique – mais un moment que nous ne saurions classer faute de lignes de démarcation terminologiques. Le regard de la photographie offre au regard du spectateur un eidos qui permet de voir, mais qui ne permet pas de définir. Cette existence délimitée de l’objet se voit intensifiée par une visualisation extrême de la membrane de sa surface, refoulant sa corporalité, dématérialisant son essence. La configuration, douce et précise à la fois, des profondeurs d’ombre et l’aspect mat de la lumière génèrent des corps nouveaux et mystérieux, issus d’objets triviaux ; aussi, tel un panneau mystique, du plus profond de son étrange matière, un matelas de mousse dégage une lumière profonde et moelleuse (Exercice spirituel III [Duchovní cvičení III], 2003). Cependant, ce n’est pas seulement un objet qui est révélé ainsi ; dans cet éclat de lumière mate, c’est aussi une sorte de visage originaire du moi individuel et du monde objectal qui est esquissé ici, « préhistoire de la subjectivité, préhistoire de la spiritualisation ». Cette visualisation extrêmement sensitive de la surface inerte instaure, par son éclat de lumière mate et son image comme écartée de la mémoire collective, une présence du sujet fortement imprimé dans celle-ci, d’un sujet qui – dit avec Adorno – « recommence toujours à nouveau tout au long de l’histoire. » [2]

 

En deuxième lieu, le caractère épiphanique des photographies de Pinkava renvoie à notre héritage collectif spirituel. Dans nombre de ses photographies, l’épiphanie va jusqu’à être thématisée iconographiquement à travers une étrange éloquence du « vide » et à travers l’aptitude paradoxale de ce dernier à énoncer « l’insaisissable présence ». En plus des surfaces rayonnantes de mousse, déployées ou enroulées, il s’agit de motifs de draperies et de couvertures, de fauteuils et de chaises vides, c’est-à-dire de motifs qui jouèrent un rôle important dans la réserve de symboles de la liturgie antique, puis chrétienne ; leur fonctionnalité symbolique a passé le test des millénaires, et on peut ainsi les considérer comme des constantes visuelles porteuses de sens. Que Pinkava réussisse à les thématiser de façon authentique dans ses photographies est fascinant en soi. Etalées, muettes, les draperies renvoient aux actes de voiler et dévoiler, elles protègent le sacrum de tout regard trivial (de tout regard profane). Sur les miniatures médiévales, le plissage des draperies n’avait qu’une seule fin : celle de masquer la finalité de l’objet et de lui insuffler une fonction autre (La Couche I [Lůžko I], 2008).[3] Les couvertures et draperies déployées sur les photographies d’Ivan Pinkava sont conçues comme des icônes, elles n’exposent pas leur fonction, elles ne font que représenter elles-mêmes, c’est-à-dire (eo ipso) l’arcanum auxquelles elles renvoient (Couvertures I [Deky I], 2010). De même, les images de sièges vides (trônes, fauteuils, chaises) renvoient à la présence insaisissable du sacré en ce sens qu’elles constituent son absence dans un milieu terrestre (hic et nunc). Dans les salles de trône pré-grecques, le trône vide symbolisait la présence invisible de dieu, l’iconographie paléochrétienne créa à partir de cette tradition le thème de la Préparation du trône (Hetoimasia).[4] Sur une des photographies de Pinkava, ce mystère est exprimé à travers une dialectique de la lumière et de l’obscurité, dévoilant une sorte de lieu absolu à la fois illuminé de l’intérieur et aspirant la lumière. C’est un lieu révélant l’absence de ce qui est présent et la présence de ce qui est absent. La sémantique de cette dialectique présente quelque chose d’absolu sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la tradition théologique et à son appareil iconographique. La structure de l’accoudoir, illuminée de l’intérieur, sur fond d’une paroi marquée de taches et d’ombres métaphysiques, exprime une sorte de signe absolu dont l’expression négative est la sombre plaque sedes (Chaise [Židle], 2001). Les récentes compositions horizontales de Pinkava présentent une situation iconologique singulière. La perspective horizontale freine et dilue l’activité psychique dans la ligne inachevée de l’espace. La position horizontale des objets ou des personnages semble symboliser leur sommeil. Dans certains cas, cette situation touche à nouveau la tradition iconographique classique – le mouton endormi évoque les tableaux bucoliques de l’iconographie antique. Cependant, dans son iconique disposition de douleur, il est aussi l’agnus – l’agneau, et donc aussi l’Agnus sacrifié de la tradition chrétienne (Mouton [Ovce], 2003). Nous pouvons relier les motifs de reliques, de dépouilles à une autre couche de la mémoire sémantique et visuelle de la civilisation européenne, qu’elles aient la forme de corps ou de vêtements (Reliques de J. H. Krchovský [Ostatky J. H. Krchovského], 2003). De même pour le motif du pendule de Foucault, mettant en évidence la rotation de la terre, représenté cependant par Pinkava par un triple personnage, agenouillé et immobile (Le Pendule de Foucault [Foucaultovo kyvadlo], 2009). Enfin, sur la photographie d’un arbre déraciné à la cime dédoublée, par le biais du titre, un symbole visuel d’ordre général se mêle à une signification subjective : cette photographie porte le titre de Diis Manibus (Aux bons esprits). Il s’agit d’une inscription votive destinée aux divinités collectives qui trouvent leur personnalisation dans l’existence post mortem du défunt. A l’époque impériale, cette inscription était utilisée dans sa forme abrégée – D. M. – sur les tombeaux romains. Ivan Pinkava fut pour cela inspiré par une expression trouvée dans la poésie de Vladimír Holan : pris (arraché) aux esprits (Diis Manibus)… Nous sommes là face à l’image d’un arbre déraciné dont le feuillage semble caressé par une brise vive, et face à son titre qui, comme le lemme de quelque emblème de la Renaissance, dévoile le sens collectif de l’image où se cache un sens poétique subjectif fort (Diis Manibus, 2009).

Les tableaux photographiques « solitaires » de Pinkava révèlent ainsi des couches archéologiques de visualité européenne et constituent en quelque sorte des archives créatrices de sens, archives de notre tradition spirituelle, constitutives de son image du monde. Ce serait une erreur de considérer pour autant leur auteur comme un archiviste. Le principe du travail avec ces motifs est dans leur redécouverte et leur ressuscitation : ces mots de Walter Benjamin s’imposent ici de façon impérieuse : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. »[5]

Ce dialogue avec la tradition européenne se manifeste non seulement au niveau iconographique, ou iconologique, mais aussi dans les traits stylistiques des photographies de Pinkava. Y resurgit quelque chose de la Renaissance et du maniérisme, invoquant jusqu’au monde spirituel paléochrétien. Elles comportent une étrange et anachronique stabilité. L’objet représenté y est protégé des contacts machinaux du monde, défait de l’aléatoire et présenté sous une forme simplifiée, comme un élément nu et ontique. La représentation de l’homme s’y situe à la frontière entre portrait et icône, physis et idée. La représentation y est dominée par la relation rigoureuse entre objet et arrière-plan, un arrière-plan conçu comme la base pour une présentation intemporelle, symbolique ou abstraite, à la manière d’une effigie du Moyen-Âge, de la Renaissance ou du maniérisme. La composition, la situation, les proportions y sont dominées par un concetto maniériste qui n’est pas sans rappeler Rosso Fiorentino (l’incarnat doux et froid comme l’acier en même temps, poli par la lumière, de corps, de membres et de traits de personnages élongés), Bronzino (leur psychologie artiste, figée), Lucas Cranach l’Ancien (la stylisation maniériste gothicisante) ou Carravagio (le modelage parfait de la corporalité). Les qualités esthétiques de ces photographies sont pénétrées et dominées par une préciosité maniériste, un sens pour l’élégance de la forme, un accent raffiné mis sur tel détail délicat et insolite, un matériel précieux né de la transmutation d’une matière ordinaire par un travail impeccable avec la lumière et l’ombre, un travail des plus précis et efficace, avec l’ensemble des composantes d’une image statique (Adam, 2002).

Les photographies de Pinkava incarnent ainsi la dialectique benjaminienne de l’Autrefois et du Maintenant, leur rencontre dans un éclair. Elles raniment la tradition mais, en même temps, de par leur vision profondément subjective, elles brisent le canon culturel idéal dans son idéalité objectivisante. Tout ce qui compose l’image est, selon la conception de Pinkava, exécuté avec une scrupuleuse (et ambitieuse) perfection. La préciosité, le parfait nuançage des clairs-obscurs, le choix précis et la stylisation des motifs renforcent de façon impérieuse ce qui est présenté dans le champ de l’image. Par leur silencieuse et patiente obsession pour la mise en valeur de leur vision, par leur singularité accentuée et leur élaboration virtuose, ces photographies semblent renforcer cette intuition de Vladimír Holan selon laquelle « seul l’apparence exagérée de notre vie peut parfois la ranimer en profondeur. »[6]

 

Petr Jindra

(Extrait du catalogue de l’exposition Une dernière place – Terre vaine présentée à Plzeň, 2010)

 

 

 

 



[1] Cf. Georges Didi-Huberman, « L’image-aura. Du maintenant, de l’autrefois et de la modernité », in Devant le temps, Paris, Les Editions de Minuit, 2000.
[2] « Les œuvres d’art n’ont pas d’expression là où elles expriment le sujet, mais là où elles sont ébranlées par la préhistoire de la subjectivité, la préhistoire de la spiritualisation ; tout trémolo comme substitut est insupportable ici. Cela décrit l’affinité de l’œuvre d’art avec le sujet, qui perdure parce que cette préhistoire survit dans le sujet. Le sujet recommence toujours à nouveau tout au long de l’histoire. », in Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974.
[3] Cf. Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977.
[4] Ce terme date de la période post-iconoclaste et byzantine tardive, où il s’agissait, dans des représentations du Jugement dernier, de la présence d’un trône vide, prêt pour la Parousie, la seconde venue du Christ juge.
[5] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXè siècle, Le livre des passages, Paris, Éd. du Cerf, 1989, N3, 1, p. 479.
[6] Vladimír Holan, Lemuria, Praha, Brody 1996, p. 16.